Tuesday 2 December 2008

Ils en pensent quoi, les Russes ?



La TCHETCHENIE, vue de Nijni-Novgorod.


Aujourd'hui j'ai lu un article bouleversant sur la Tchétchénie. Ce n'est pas comme si je n'étais pas au courant de cette lente islamisation de la société tchétchène, et de la lente dégradation des rapports hommes-femmes dans cette "République". Ce n'est pas comme si cette cause m'était inconnue, comme si je pouvais me permettre de lire cet article, de loin, sans éprouver d'émotions ni de rage contenue
Et pourtant, comme beaucoup d'entre vous me l'ont fait remarqué, cela fait bien longtemps que je ne vous ai pas ennuyé avec mes diatribes habituelles sur l'état actuel de la Tchétchénie.
Peut-être parce que cette année au cœur de la société russe m'a énormément appris et qu'il me faudrait davantage de recul pour réaliser ce qu'elle a su changer dans mes convictions et ce qui est resté intact après l'ouragan.

Je m'étais promise de ne pas m'imposer de force dans leurs (rares) discussions politiques, mais de les laisser parler entre eux, d'écouter leurs arguments, tenter de comprendre, essayer de mettre ma rhétorique en veilleuse pour mieux réussir à saisir ce qui pousse les Russes d'aujourd'hui à se dé-responsabiliser ainsi de ce conflit, jadis brûlant, aujourd'hui latent.
De mes tentatives à susciter un échange de vues sur la Tchétchénie, il ne s'en est issu qu'un simple bavardage, un face à face sans disputes et désaccords, étant donné que chaque Russe pensait exactement la même chose. Pas de débat. Une même unanimité implicite sur tout, des sujets habituels (l'entrée en guerre, l'après première guerre...) jusqu'aux thèmes les plus sensibles (le rôle des wahabbites dans la seconde guerre, les massacres de civils, la "normalisation" poutinienne, etc.). L'absence de confrontation entre eux n'empêche pas néanmoins une prise de parole vive, exaltée, et un air convaincu, tout cela accompagné d'une dialectique spectaculaire, qui relève parfois du pur sophisme. A chaque fois que j'essaie de leur opposer le moindre petit fait objectif (l'existence par exemple de villages rasés par l'armée russe, comme Komsomolskoe), peu importe si j'ai chiffres, rapports et photos à l'appui, on me répond : "Tu es victime de la propagande européenne", ou encore "Tu y es allée, en Tchétchénie ? Comment une Parisienne pourrait mieux connaître le sujet qu'un Russe ?".
Je me rappelle de cette phrase, prononcée avec un humour grinçant par Florent Marcie, lors d'une conférence à laquelle j'avais participé : il racontait comment, après avoir fait visionné son film Itchkéri Kenti, fait d'archives de la première guerre tchétchène, à un Russe rencontré par hasard, celui-ci l'avait accusé, très en colère, d'avoir "créé les Tchétchènes morts par Photoshop". On pourrait en rire, mais en réalité, c'est affligeant : la propagande poutiniste a forgé un tel sentiment d'intégrité patriotique et le battage médiatique incriminateur de l'Europe a heurté si profondément les Russes dans leur fierté nationale qu'ils renieraient leur liberté de penser plutôt que de risquer d'affaiblir leur pays par leurs doutes.

J'ai eu la chance de côtoyer plusieurs couches de la population lors de mon séjour à Nijni-Novgorod, ce qui n'aurait pas été toujours possible à Moscou. Mais quel que soit le milieu, le discours sur la Tchétchénie ne change que très peu.
On aurait pu penser, à tort, que les nouveaux riches, davantage ouverts sur la mondialisation et voyageant plus souvent à l'étranger, auraient eu un peu plus de clémence envers les Tchétchènes et les guerres qui les ont opposés avec les Russes. C'est le cas. Ils comptent parmi les plus confiants quant au futur de la "République" Tchétchène. "On a tout reconstruit, ils ont même le droit à la plus belle mosquée du Caucase ! Leur liberté religieuse est totale. Demain, nous apporterons d'autres investissements, et les Tchétchènes ne mordront plus jamais la main russe qui les nourrit. Et on leur pardonnera leurs bêtises, un jour." , me disent-ils en souriant. Que la société tchétchène réponde à la russification par une intense islamisation de leur culture, cela ne leur fait ni chaud ni froid. "Ils sont russes, tu comprends. Et même s'ils se prennent pour des Arabes, ils resteront toujours russes." A la fois profession d'amour et menace tacite, les propos de mes amis huppés sont difficiles à cerner, et passionnants par leur ambiguïté.

Mes camarades issus des classes moins favorisées (comme la famille russe dans laquelle je vis) sont eux aussi convaincus du bon droit du peuple russe face au "nid de terroristes" qu'est la Tchétchénie à leurs yeux. Tout en affirmant avec emphase qu'ils ont une multitude d'amis tchétchènes, et qu'ils les aiment "comme s'ils étaient russes" (!), ils refusent de considérer que les compatriotes de ces derniers soient autre chose que de violents boeviks, armés de haine et de kalachnikovs, qu'il faudrait neutraliser au plus vite. Certains me disent que la seule solution est celle qu'avait mise en œuvre Staline : les envoyer tous vite fait bien fait dans une quelconque région reculée du Kazakhstan, et cette fois-ci veiller à ce qu'ils n'en reviennent jamais.
Terrifiante perspective, mais pas autant que celle que propose la fille de ma famille russe : la société tchétchène serait si gangrenée par le terrorisme qu'il faut créer de nouveaux camps de concentration, et leur faire payer, par leur force de travail, les dommages qu'ils ont causé à l'armée russe (sic !). Cette idée ne vient pas d'elle (elle est plutôt saine d'esprit), mais d'un des "groupes de travail politique" qu'elle fréquente et qui est apparenté officieusement à Edinaia Rossia - Russie Unie, le parti présidentiel -. Ils ont si bien pensé la question qu'elle est capable de me sortir des chiffres précis : pour un soldat russe tué, c'est dix ans de travail forcé pour deux tchétchènes. Quand je lui demande si les enfants et les femmes devront aussi vivre dans ces affreux camps, elle me répond, sérieuse et résolue : "Bien sûr. Un enfant de terroriste est un terroriste aussi. Et les femmes sont complices, toujours.".

Je n'ai pas encore rencontré de Russe qui ne défende pas le parti de son pays. Même si c'est difficile pour moi de ne pas juger selon mes propres valeurs occidentales leurs arguments, tenter de comprendre la légitimité qu'ont ces derniers à leurs yeux et la place particulière qu'occupe la Tchétchénie dans leur conscience nationale est une des expériences les plus captivantes qu'il m'ait été donné de vivre en Russie. D'autant plus que ce questionnement ne s'exerce pas uniquement sur les motivations des Russes, mais aussi sur les miennes et ne cesse de remettre en cause ce que je crois savoir sur le conflit.

... Car, jusqu'où peut-on dire que moi aussi, j'ai été en partie manipulée par la presse européenne ? Cette dernière ne s'est jamais réellement impliquée dans le conflit, se contentant de le condamner en fonction de l'intérêt de ses lecteurs, dont l'esprit ne s'émeut que lorsque les droits de l'Homme sont bafoués. Dès lors, il a été facile de ne jouer que sur un terrain moralisateur, accusant à force d'articles scandalisés les Russes de mener une guerre inhumaine. Acculée par une presse européenne déchaînée, la Russie défend le droit de faire primer le droit d'intégrité territoriale, le sentiment patriotique et la peur de la désagrégation d'un ex-Empire fragilisé par l'Histoire, sur les droits de l'Homme, qui, dois-je le rappeler, restent obscurs et incohérents pour la plupart des Russes.
En tant que porteuse de valeurs occidentales (dignité humaine et tout le tintouin), je considère moi aussi les droits de l'Homme comme la finalité qui doit tendre chacune de nos actions politiques. Mais avant d'incriminer la Russie pour sa gestion du conflit tchétchène, rappelons nous que son histoire politique, sociale et culturelle est radicalement différente de la nôtre, et qu'elle ne peut donc avoir le même sens des "priorités" que nous.
Pour qu'elle puisse enfin considérer le respect de la personne humaine comme primordial, il faut arrêter de l'y opposer constamment, cesser de penser à cette valeur comme monopole de l'Occident, et accepter que les droits de l'Homme subissent une légère adaptation aux réalités sociales et politiques de la Russie.

Catch me if you can !

Me voilà bientôt en vacances. Histoire de me reposer un peu de mes péripéties russes, je reviens passer un mois et demi dans ce bon vieil sanatorium qu'est l'Europe.

Qui sait, vous me croiserez peut-être en chemin ?

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